dimanche 4 mars 2012

Au revoir Jean, Bonjour Dorian






Au revoir Jean, Bonjour Dorian

Jean n’est pas un chasseur. Il est plutôt celui que l’on chasse tout en étant un piège; car si l’on cherche vraiment à l’attraper, il vous laissera facilement l’avoir. Pas de mur, pas d’entraves, pas de ronces. Il vous facilitera même la tâche pour parvenir à lui. Et cependant que vous pensez l’attraper, que vous vous approchez, vous vous attendrissez et lui ne modifie pas son comportement, il est toujours le même et soudain, très naturellement on se retrouve tout contre, on s’embrasse, on fait l’amour, on s’écarte un peu perplexe. Que nous est-il arrivé ?

Célimène s’est prise au jeu. Elle s’est avancée, a regardé, a touché ses cheveux et a souri. Alors doucement, il lui a donné de la place. Ils ont mangé ensemble chez Madame Chi près du métro voltaire. La lune était pleine, leurs vêtements sentaient le bobun. Doucement, parce que c’est ce qu’il semblait y avoir à faire, il lui a proposé de monter chez lui. Ils ont grimpé les 6 étages, elle s’est un plainte de l’altitude. Il était souriant, légèrement timide et a maintenu une distance de garçon bien élevé.

Elle est revenue quelques jours plus tard, et cette fois, il a croqué dans le fruit qu’on lui tendait. C’est que nous les hommes, nous sommes un peu des croqueurs de fruit invétérés. On nous le reproche et pourtant cela leur donne confiance à elles, cela caresse leurs orgueils et leurs corps à la peau douce. Devrions nous vraiment résister alors ?


La chose avec Célimène a duré deux semaines peut être trois, jusqu’à ce weekend de Décembre où Jean est devenu Dorian. Cela s’est fait doucement, comme se fait les révolutions silencieuses de nos psychologies. Nous vivons et puis l’extérieur, des faits, des hommes, un regard, une émotion intense, une oeuvre, petit à petit nous amène vers une vérité nouvelle, plus grande, qui nous transforme et que bien souvent nous ne savons pas nommer. Alors en ayant si peu conscience notre âme se déplace, et voilà un homme nouveau.

Ce soir là Jean était un peu ivre et très libre, souriant, tenant subitement Fay dans ses bras, se demandant peut être comment elle est arrivée là, puis se penchant et l’embrassant parce qu’y avait-il autre chose à faire ?
Célimène et son regard brûlant n’était malheureusement pas loin.

Fay a 23 ans, elle est plutôt petite. Célimène doit en avoir 25, elle est plutôt petite. Fay est brune et souriante. Célimène est rousse et rit. Fay a le visage qui peut se transformer, passant en une seconde d’une jolie douceur à une forme étonnante d’agressivité. C’est un petit peu le même effet que quand un chat a peur et que sa queue se dresse, droite comme un point d’exclamation et volumineuse comme un plumeau. Les traits de Fay prennent cette tournure défensive, tout en retenue et souffle coupé.

Célimène, elle, est sûre d’elle, prétentieuse, riche. Elle a un gros diamant à la main gauche qu’elle n’enlève pas la nuit.
Célimène est maligne.
Fay est cultivée, elle a en elle une énigme, une beauté.

= Jean =
Ce vendredi soir là, après l’audition publique, les élèves du cours Simon se mélangent à la nuit et à l’alcool dans et devant le troquet du coin, le Muscadet, tenu par Abdul. Abdul, il exécute la chorégraphie du barman derrière son comptoir. Pivotements, mouvements de bras répétitifs, prise d’un verre, on actionne la tireuse, on lève la tête, remonte le bras, récupère le billet, ouvre la caisse, deux pas sur la gauche, on dit “Oui, merci”, “4 euros”, “Grinbergen ou Heineken ?”, on a les mains dans l’évier, on essuie un verre, on s’oublie complètement dans l’action et le brouhaha.
En face de lui, juste devant un autocollant Ricard, le dos collé contre le comptoir, Fay dit malicieusement à Jean à travers le tumulte des sentiments et des paroles :
“Tu sais que tu as du succès auprès des filles et des garçons ?”
Fay a une lueur dans ses petites prunelles sombres, ses cheveux bouclés encadrent son visage, son petit nez s’agite.

Ce soir sera pourtant platonique pour Jean. Il rentrera chez lui, fier, se tenant droit et laissant Célimène. Il n’a pas envie de la voir, pas ce soir, peut être pas un autre soir d’ailleurs. Fay quand à elle abordera Olivier, l’acteur génial au physique porcin. L’homme est brillant, il donne la bonne émotion, il va rechercher si loin dans ses répliques un ton, une humeur qui fait qu’on l’écoute, captivé. Il a la calvitie, il est bedonnant et pourtant il est beau. Quelque chose reluit. Quelque chose brille.
Fay couchera avec lui ce soir, elle en avait horriblement envie. Lui non, et d’ailleurs, il lui dira le lendemain qu’il ne la reverra pas. Il la jette.

Là assis devant mes mots, je me rends compte de cette dureté. Je me rends compte mais je ne fais que le raconter. Et le coucher sur le papier est probablement une façon pour moi d’essayer de le comprendre, de ne pas le conserver pour moi seul ce petit caillou dans ma chaussure. Le comprenez vous, vous ? Moi je crois que oui et qu’il nous faut le voir comme cela est. Peut être est ce léger, comme nos moeurs à nous apprentis acteurs. Peut être est ce terrible comme nos tragédies. Dans tous les cas, cela est bien réel et existe et persiste.

Le lendemain matin 14 rue de la vacquerie, on répète le spectacle de l’après midi, organisé par les élèves pour leur professeur. On prépare “Phèdre à repasser”, Hippolyte y est un pleutre prépubère pourchassé par une Phèdre érotomane, adipeuse et alcoolique. Fay est une des servantes, Jean est Hippolyte. Célimène travaille un monologue de Camille Laurens où elle dit : « Ce que j'aime le plus chez les hommes, physiquement, ce sont les épaules, la ligne qui va du cou à l'articulation des bras, les bras, la poitrine, le dos. Ce qui me plaît dans un homme, c'est la stature, la carrure, la statue.”
Tout cela est si sexuel dans sa bouche, que cela a presque un parfum d’onanisme. Elle a la sexualité à fleur de peau mais elle n’est pas si vulgaire pour autant. Elle a la fragilité des enfants gâtés.

On se maquille, on s’habille, on joue, le professeur bourré pérore un peu et on rentre. Le soir, Jean se dirige vers le Taillebourg près de Nation et Dorian sommeille déjà en lui. Il pense à Fay. Il l’a beaucoup regardé dans son rôle de servante. Il envisage Fay. C’est une nouvelle possibilité, terriblement tentante pour un opportuniste. Pour ses yeux, elle n’est plus la même, quelque chose a changé. Il lui voit un coeur blanc, pur, tatoué sur sa poitrine mince qui l’appelle : Jean, Jean.

= Célimène =
Je n’avais pas “vu” Jean depuis quelque jours. C’est à dire que je n’avais pas passé la nuit chez lui depuis la semaine précédente.
Et la veille, il m’avait planté comme un vieux sac au Muscadet. J’entendais bien me venger ce soir là. En publique, il était toujours distant, ce sagouin, comme ailleurs, perdu et je n’étais pas contente de ça. Les hommes, je veux les posséder, je les veux pour moi, contre moi. J’aime mordre dans leur chair et pétrir leur muscles avec mes mains. J’aime sentir leurs corps contre moi.
J’étais au Taillebourg depuis un moment quand il est arrivé. Il m’a dit “Bonsoir” en souriant et est allé au comptoir. Là je l’ai vu discuter avec la petite brune qui a un air enfantin.

Elle le drague, c’est évident. Je l’oublie un instant parce que je suis happé dans une conversation. Je m’occupe quoi. Mais vingt minutes après, il est toujours avec Bambi. Je m’avance et j’attaque:

“Toute les filles sont amoureuses de toi.”
“Et alors ? C’est bien !”
“Je suis jalouse.”
Le con me regarde en souriant. Il prends son verre sur le comptoir, il a l’air de vouloir dire quelque chose et de se retenir. Il me regarde à nouveau, prétentieux.
“Tu sais, je ne suis pas monogame.”


Silence. Je le hais là maintenant, dans cet instant. Il me dit ça à moi. Subitement.
“Tu veux dire que là, ce soir, tu pourrais embrasser une autre fille ?”
Petit air contrit :
“Je ne sais pas. Je suis libre, on est libre, il faut que tu comprennes ça. On est libre. Je ne peux pas faire autrement.”
Rage.


= Fay =
Jean est charmant. Sur scène dans “La Vraie Vie”, j’ai vu quelque chose d'inattendu. Une dureté que l’on ne devine pas dans ce garçon qui paraît sûr et tranquille.
On danse, je m’approche.

Je sens qu’il va m’embrasser. Je l’arrête d’un index sur la poitrine:
- Je sais que tu sors avec une fille qui est ici.
- Ça n’a pas d’importance.
Et nos bouches se rencontrent. Dans cet instant nous ne pensons plus à rien, une connexion se fait, le bruit diminue, il y a un échange, une transaction, un bout d’âme contre un autre. Et puis l’on se détache et la réalité revient. La réalité qui me fait honte à moi Fay Coeurdepirate.

= Célimène, Fay et Jean =
Une plainte, cela dérive, cela aurait pu être tellement plus beau. Il aurait fallu chanter comme dans cette chanson accroché à ce texte. Mais non, Célimène a grondé, bu, embrassé, téléphoné, essayé d’insulter mais cela ne marchait pas. C’était comme essayer d’allumer un feu avec du bois mouillé. Célimène s’est plainte, elle s’est repu dans son pseudo malheur mais Dorian n’avait et n’aurait d’ailleurs jamais aucune culpabilité.

En revanche, tous le regardait autrement maintenant. Il était l’acteur, l’instigateur de “ce qui était arrivé pendant la soirée”. Les regards étaient différents que ce soit en bien ou en moins bien, il semblait s’en moquer. Il voyait surtout de la curiosité dans les prunelles éparses qu’ils croisaient. Avaient ils eux aussi vu cette transformation du garçon bien élevé vers celui qui avait été si cruel et ne regrettait rien ? Avaient ils eux aussi le sentiment de voir un autre homme comme lui sentait qu’il était désormais un autre ?

“Je le hais.”
“Je le désire et je lui en veux.”
“Je suis libre.”
Pensèrent - ils tout trois à cet instant précis où par une coïncidence inutile leurs trois corps formaient un triangle équilatéral parfait dans l’espace et avant que la réalité ne les rattrapent et qu’ils soient happés par un regain du présent et de sa complexité.

= Dorian =
Ce soir encore est chasteté. Il valait mieux partir, tout devenait flou, les regards devenaient pénibles. Ainsi, une sorte de joie cruelle au coeur il remonte le Boulevard Voltaire de la place de la Nation jusqu’à la place Blum. Quelque part en lui il y a un sentiment dément d’excitation, une sensation sauvage d’être vivant. Il plaît et il saisit. Quelle étrange nouveauté d’avoir ce pouvoir sur des humaines.
“Je dois avoir l’air ivre moi aussi” pense t-il en croisant des soulards.
On est au 99, il grimpe les 6 étages dont le 4ième est difficile et dégaine papier et stylo.
Il passe un instant le nez en l’air, regroupant les mots et les émotions et quand le nuage est prêt dans sa tête il se penche comme pour embrasser.

C’est ainsi que Dorian acheva sa mutation en couchant ce soir là les deux femmes côte à côte, sur du papier.