Mardi 8 Février 2h00 du matin: Arrivée au Japon la veille, Jean subit le jetlag de plein fouet.
L’inconfort rituel du vol de 12h Milan-Narita, ajouté au fait que son sac à main en bandoulière pesait une vingtaine de kilos, ont réouvert la blessure dorsale de l’époque post prépa. Il se tourne sur son matelas.
A 10h, il rencontre son maître de stage en personne. Celui ci est venu le chercher en vélo devant la maison où il loue une chambre.
Cette situation est assez hors du commun se dit il, amusé, alors qu’il pédale derrière M Kageyama sur Tohachi doro.
Il sait qu’il verra Marie ce weekend. C’est une belle perspective même si sa tête est un chaos sans nom. Il a des migraines et ne dort pas, sa pensée est brumeuse. Heureusement, l’habitude et les reflexes de rationnalité permettent de ne pas trop avoir l’air fou. Lorsqu’il est fatigué ses yeux déraillent et ils mettent du temps à se suivre l’un l’autre et à focaliser.
Vendredi 12 Février il retrouve Marie à la gare de Shinkansen de Tokyo. Ils parlent.
Ils ont vécu tout deux des expériences riches et différentes depuis qu’ils ne se sont pas vus. Il ne se pose à aucun moment la question de l’attirance. Il s’en moque, il revoit quelqu’un qu’il apprécie et c’est tout. Dans le train, on dérive sur le sujet omniprésent dans sa tête, l’existence. Il se demande vraiment ce qui la fait vivre et exister. Elle dit qu’elle est différente, profondément, qu’elle n’a pas le sentiment d’avoir changé de manière de penser depuis qu’elle a accédé à la conscience, et qu’il lui est impossible de se considérer comme similaire à quiconque. Et lui, dont la pensée et les actes sont volontairement maintenus dans un corset de rationalité, essaye de comprendre. Et ce qu’il croit voir est époustouflant. Lui vit et comprends les gens en se lisant lui même. Il reconnaît les réactions et les humeurs parce qu’il croit se rappeler de ce qu’il a ressenti dans des situations similaires. Ce que lui comprends dans ce qu’elle dit c’est qu’elle est si loin du reste du monde qu’il ne peut la juger. C’est un peu la découverte d’un nouveau continent. Il pense aussi que c’est en se croyant loin et différente qu’elle a entretenu ce phénomène là.
Nara est dans la neige. Ils parlent beaucoup, de beaucoup de choses. Elle dit que c’est lui qui donne les thèmes et elle qui pose les questions. Les questions le poussent à aller chercher plus loin, à devoir expliquer des choses, trouver des raisons. Au bout d’un moment ça l’ennuie parce qu’il sent qu’il est train de se faire dépecer comme un chasseur dépècerait une des biches du Nara Kouen, le parc de Nara.
Le lendemain il sait et ressent aussi que les débats sont souvent faussés parce que trop théoriques. Elle développe des concepts qui lui échappe. Il lui a pris la main le soir dans la chambre d’hôtel. Il ne sait pas pourquoi. C’était agréable. Cet homme est un enfant.
Lundi 14 Février
Ils se sont quitté la veille. Le deuxième jour il a commencé à la trouver jolie par moment. Pour lui, c’est assez incroyable de pouvoir discuter de cette façon là. Et un phénomène qu’il avait déjà constaté avec elle se reproduit. Il place une telle valeur dans ces discussions, il se sent tellement à sa place dans ces moments là qu’il se met à l’aimer pour ça. Il ne sait pas si c’est normal, logique ou rationnel. Il ne sait pas si c’est une bonne chose. Elle ne veut probablement pas de cet amour là.
Il se réveille à 8h30 et il pense à elle. Il prends son petit déjeuner, enfile ses chaussures et il pense à elle. Il traverse sur un passage piéton et il pense à elle.
Il travaille, il travaille bien. Son esprit est fluide et il pense à elle.
Mais voilà, elle. elle ne pense peut être pas à lui. Elle ne vit pas ces échanges de la même façon. Elle ne lui trouve pas la valeur qu’il lui trouve. Peut-elle aimer? Il lui a demandé il y a quelques mois. Elle a répondu qu’elle pensait ne pas pouvoir. Alors, il descend dans la mine. Il connaît bien le chemin, il l’a déjà pris souvent. Et dans la mine il se met à creuser dans son sentiment.
Il est plus pratique de démolir dès maintenant ce sentiment naissant. Il sait bien le faire, il suffit d’écarquiller les yeux. Demande toi si elle est vraiment jolie. Demande toi pourquoi tu as en toi ce sentiment, d’où il vient. Comprends ses limites et protège toi. Il allume son ordinateur et a envie de lui envoyer un mail. Pourquoi? Il sait s’en empêcher. Il a appris en même temps qu’on battait son âme et son image à se protéger des autres. Il n’a aucune peur. Il se moque de ce qu’ils pensent.
Il choisit d’enterrer son sentiment et si elle lui demandait des années après s’il l’avait aimée, il répondrait comme répond Cyrano. “Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !”
Mardi 22 Février
Il se réveille et c’est l’image du magasin de porcelaine qui l’envahit. Ce n’est pas mal d’aimer se dit-il. Il faut juste l’aimer bien. L’aimer pour qui elle est. L’aimer pour essayer de la rendre heureuse, de lui apporter cette paix que l’on peut avoir quand on se sait aimé. C’est ce qu’il veut.
Ce n’est pas mal de l’aimer.
Mardi 1er Mars
Jean a vu Marie et Marie a tenté de casser ce que Jean ressentais. Il sait maintenant qu’elle est dangereuse pour lui. Très dangereuse. Elle ne sait pas aimer. Son esprit est toujours si loin, son âme est si peu emplie d’espoir, de rire ou de douceur.
Pourquoi lui a-t’elle plu alors?
Parce qu’il avait besoin de quelqu’un qui puisse regarder, le regarder et bien voir. Parce qu’il est taraudé entre son éducation qui l’a rendu sensible et doux et ses expériences qui l’ont poussé à réfléchir, à aller plus loin dans ses pensées, à traiter des sujets que l’on évite normalement pour ne pas se brûler.
Elle lui a dit qu’il était inconsistant, qu’elle avait trop d’influence sur lui et que ça ne lui plaisait pas à elle.
Ce n’était pas vrai. Même s’il n’argumente pas, il ne lui donne pas raison et souvent même il pense qu’elle se trompe. Mais il accepte. Il a appris à accepter tout ce que les gens peuvent dire. C’est plus simple, plus tolérant. Et ce qu’elle dit est souvent riche de sens, de définitions très précises que lui ne maîtrise pas forcément. En quelque sorte elle l’aveugle en lui jetant du sable dans les yeux. Et cela la rend malheureuse.
Lui en revanche se dépoussière rapidement. Loin d’elle, il a le temps de peser, de tester et de faire tourner dans sa tête les choses qu’elle lui a dite. Elle n’a probablement pas l’influence qu’elle croit avoir.
Il ne partage pas sa manière de pensée mais il veut comprendre.
Pourquoi l’aime t’il alors? S’il se posait la question, ce qu’il n’a pas vraiment voulu faire, alors peut être comprendrait-il l’illogisme profond qu’il y a à aimer le démon.
Pourtant, il a parfois l’impression de voir des restes de douceur en elle, et peut être le rêve-t’il mais il voit une belle et pauvre créature qui a besoin d’être choyée. Jamais peut être ne se laissera-t’elle faire. Pourtant, quelques part ne serait-ce pas ce qu’elle attends? Elle dresse des murailles qui montent vers le ciel à l’infini. Elle casse les jambes et les dents de ceux qui tentent l’escalade, elle crache du venin sur ceux qui s’approchent, pourtant, pour lui, elle attends juste quelqu’un d’assez fort pour subir tout ça et parvenir jusqu’à elle. Elle est la belle au bois dormant et la sorcière à la fois.
Croyant ça, il ne sait pas s’il doit continuer à avancer pieds nus dans les ronces. Il sait que ça peut le mener vers de grandes souffrances et il est facile de se perdre en route. De toute manière elle ne le regardera pas longtemps se démener et se battre. S’il n’est pas assez rapide et fort, il n’a plus d’importance.
En rentrant ce matin, marchant de la gare de Mitaka à sa chambre il invente une chanson:
”Ca n’a pas d’importance,
Je me moque de ce qu’elle pense,
car ça n’a pas d’importance”
C’est son anniversaire. Il a 23 ans et se frotte les yeux qui sont douloureux de sommeil.
Il a déjà eu son plus beau cadeau de la journée et ce qu’elle lui a dit ne le rends pas triste. C’est une potentielle délivrance. L’amour est une crainte qui joue aux masques.